Qu'est-ce que l'intelligence?
La grande différence entre l'homme et la bête, c'est l'intelligence.
Comme le rire, l'intelligence est le propre de l'homme, et beaucoup plus
rarement de la femme, mais c'est de moindre importance car la femme, pour
peu qu'elle soit belle, n'a guère besoin d'être intelligente.
Pour peu qu'elle soit moche, elle a encore moins besoin d'être intelligente.
A ce propos, je citerai le mot admirable de Louis XIV, à la veille
de son mariage avec l'infante d'Espagne. "Sire, dit Marie-Thérèse,
ne souffrez-vous point que l'on vous donne pour épouse une pauvrette
damoiselle ? Car point jolie ne suis, et point non plus ne brille par l'esprit.
- Madame, répondit Louis, c'est très bien ainsi. Car s'il
y a un truc qui ne va pas avec le boudin, c'est bien la cervelle."
Donc l'intelligence distingue l'homme de la bête. Pour s'en convaincre,
livrons-nous à une petite expérience fort simple. Prenons
un homme que nous appellerons Albert. (S'il ne vient pas lorsque nous l'appelons
Albert, appelons-le René{ ou Sigismond, ça n'a absolument
aucune espèce d'importance. Personnellement, je m'en fous complètement.)
Je disais : "Prenons un homme que nous appellerons Albert" par
pure convention. D'ailleurs je n'avais même pas terminé ma
phrase. Je voulais dire : "Prenons un homme que nous appellerons Albert
et un chien que nous appellerons Kiki." (Ce sont juste des appellations
arbitraires que je choisissais au hasard pour aider à la compréhension
de cette expérience.). Bien. Prenons un homme que... (Si vous préférer
appeler le chien Albert et l'homme Kiki, je m'en fous, vous pouvez pas savoir
à quel point. Simplement... c'est ridicule. Aucun chien ne s'appelle
Albert. Aucun homme ne s'appelle Kiki. Seuls les chiens et les femmes s'appelle
Kiki. Kiki Caron par exemple.) Bon. Prenons un homme... (Je sais bien que
Kiki Caron c'est un nom qui n'évoque plus rien au moins de soixante
ans. C'était une nageuse. Pas dans l'équipe est-allemande.
Une femme.) Bon, trêve de digressions oiseuses. Revenons à
l'intelligence, car je sens qu'on s'en écarte. Donc, soit un homme
qui répond au nom d'Albert... (S'il ne répond pas au nom d'Albert,
ne nous affolons pas, c'est peut-être qu'il est sourd. Pardon. Qu'il
est malentendant. Je ne voulais pas vexer les aveugles qui nous lisent par
milliers.)
Donc, soit un homme qui répond au nom d'Albert et un chien qui répond
au nom de Kiki. Pour démontrer que l'homme est beaucoup plus intelligent
que le chien, il nous suffira de les conduire tous les deux au front à
Verdun alors que le combat fait rage et que les obus font des trous dans
les jeunes gens qui poussent des petits désespérés
en ramassant leurs intestins dans la boue des tranchés. Au moment
où le capitaine crie: "A l'assaut les p'tits gars ", lâchons
simultanément l'homme qui répond au nom d'Albert et le chien
qui répond au nom de Kiki. Qu'observons-nous ? Alors que le chien
file se planquer dans le sous-bois, l'homme court se faire éventrer
en criant : "Mort aux Boches !" N'est-ce pas la preuve que l'homme
est plus intelligent que le chien ?
Comme l'échelle de monsieur Richter ou le thermomètre de monsieur
Centigrade, l'intelligence de l'homme peut se situer à plusieurs
degrés. Au degré le plus haut se situe l'intellectuel qui
est un être d'exception : "intellectuel" vient du latin
"intel", qui veut dire "tout le monde" et "ectuelus",
qui veut dire "je ne suis pas". Donc : "intellectuel"
signifie littéralement "je ne suis pas comme tout le monde".
En effet, l'intellectuel est une être d'exception qui passe son temps
à penser et à réfléchir à la place des
autres. Comment reconnaître un intellectuel ? Extérieurement,
l'intellectuel porte une salopette avec des bretelles et il va manger une
salade au crabe à la Coupole. A première vue, on pourrait
penser que l'intellectuel s'habille ainsi pour se moquer des ouvriers. C'est
faux ; généralement, il n'a jamais vu d'ouvrier d'assez près
pour savoir comment ça s'habille. Au reste, comme disait Bagnol et
Fargeon : "On ne doit pas juger les gens sur leur mine. L'habit ne
fait pas le moine. Soulevez la soutane du pape, vous serez surpris."
Bien qu'il n'ait jamais vu d'ouvrier (il n'y en a pratiquement pas à
la Coupole), l'intellectuel écrit des choses pleines d'idées
généreuses et de substantifs abscons sur la condition ouvrière,
puis il résout la crise au San Salvador dans un article pour un journal
de cadres, puis il s'interroge sur la responsabilité de l'Occident
dans la malnutrition du Tiers-Monde, puis il reprend une deuxième
salade au crabe, puis il va revoir pour la septième fois la Veuve
Joyeuse de Lubitsch dans la version anglophone, parce que le travail du
second machino lui semble plus fouillé que dans le version francophone
où, d'autre part, Maurice Chevalier s'exprime en français,
langue extrêmement vulgaire. (Pour l'intellectuel, une langue vulgaire
c'est une langue qu'on comprend.)
Au plus bas degrés de l'intelligence, il y a l'imbécile, c'est-à-dire
tout le monde, c'est-à-dire vous et moi. Surtout vous. Moi, je ne
peux pas être vraiment un imbécile, car je suis un être
différent. C'est marqué dans mon journal : "Après
chaque rasage, utilisez BRUT de Méméne, l'after-shave au céleri
rance. Vous serez un être différent." Nous sommes ainsi
des milliers en France à être des êtres différents.
Il ne faut pas nous confondre avec les imbéciles qu'on reconnaît
aisément : les imbéciles ne se mettent rien sure la figure
après chaque rasage, et d'autre part, leur chemise est moins blanche
que la chemise de mon mari. Mais il ne faut pas désespérer
des imbéciles. Avec un peu d'entraînement, on peut en faire
des militaires. |